Pourquoi dit-on parfois ce que l’on ne voulait pas dire ?


Le rapport que nous entretenons communément avec notre langage est celui de l’individu libre usant d’un outil. On pense pouvoir parler ou ne pas parler comme on peut décider ou non d’utiliser un stylo pour écrire ou une cuillère pour servir la soupe. On peut choisir de parler ou choisir d’éviter de parler, tourner sa langue sept fois dans sa bouche. L’usage de la parole semble dépendre de l’exercice du libre arbitre du sujet.

Pourtant, il est tout à fait courant de parler alors qu’on ne devait pas le faire. De se trouver incapable de parler au moment voulu, de perdre ses mots, ou encore de se tromper de mot. Dire un mot pour un autre, inventer un néologisme, oublier le terme associé à tel ou tel objet. Dans ces cas, on considère souvent que notre expression libre a été entravée par une émotion ou une déficience : j’étais en colère, j’avais peur, j’étais fatigué, j’oublie toujours tout... La déficience corporelle vient alors remettre en cause la pureté supposée de l’exercice de l’esprit. Ce qui est de l’ordre de l’esprit, de la raison et de la pensée semble en effet accessible pareillement à tous. Le monde des idées existe sans le sujet, et celui qui n’y accède pas serait victime de sa nature déficiente et corruptible.

Pourtant, au début du XXe siècle, par l’écoute de ses patientes en souffrance, Sigmund Freud découvre une tout autre logique : derrière le discours explicite et entendable par tous se loge comme un autre discours, qui vient en perturber le fil rationnel. Lapsus, oublis, utilisation de termes teintés de second degré ne lui semblent pas de simples accidents, mais les manifestations d’un savoir plus difficilement accessible, présent quelque part dans la psyché.

On le constate quand on écoute une personne parler : certaines tournures ou certaines utilisations de mots se répètent comme si d’autres idées cherchaient à émerger sans en avoir tout à fait le droit. 

Ainsi, un ami raconte qu’il est débordé de travail : réunions, échéances, fatigue accumulée. Il insiste : « De toute façon, je n’ai pas une minute à moi, je ne peux pas prendre de vacances, même si je le voulais. » Sans transition, au milieu de la litanie : « Et puis bon, personne ne m’invite nulle part. » La phrase de plainte surgit de façon ténue et presque inentendable au milieu de la présentation d’un quotidien marqué par la force et l’investissement. La phrase est comme un fil qui viendrait dépasser d’une surface textile apparemment sans aspérité. Il suffirait de tirer sur ce fil qui dépasse pour saisir une faille dans le discours et découvrir -peut-être - un autre pan du discours, que le sujet s’interdit (par honte, par humilité ou par dégoût).

Ces signifiants émergent de façon toujours indirecte et constituent pour Freud le savoir inconscient. Préconscient quand parfois le sujet y accède, par ses rêveries et ses interrogations, qu’il vient rapidement refermer par sa pensée autorisée. Inconscient quand le sujet n’y accède jamais par lui-même et que seul l’échange avec un tiers permet le surgissement. Le travail de l’analyse est ainsi de saisir ce qui achoppe du discours contrôlé.

Alors pourquoi dit-on ce que l’on ne voulait pas dire ? Parce qu’un autre discours, plus enfoui, cherche à se faire entendre. Ce n’est pas simplement l’erreur du corps maladroit ou de l’esprit fatigué : c’est la manifestation d’un savoir inconscient, qui travaille en sourdine et profite d’un relâchement pour surgir dans le langage. Loin d’être insignifiants, ces ratés dessinent les contours d’un sujet divisé, traversé de désirs et de conflits — qui se disent, malgré lui et lui permettent de mieux saisir ce qu’il en est de son désir propre.