La beauté comme limite (2024)


Entre 1959 et 1963, Jacques Lacan travaille de façon concomitante l’écriture  d’une préface à l’édition de la Philosophie dans le boudoir de Sade et la septième  année de son séminaire qu’il nomme pour cette année « l’Ethique » (1959-1960). La préface, jamais  publiée en tant que telle, est republiée dans la revue Critique n°191 en avril 1963 puis  en 1966 sous le titre « Kant avec Sade », dans les Ecrits.  Ces travaux abordent la question de la beauté chez Sophocle et chez Sade, qui a chez l’un comme chez l’autre, fonction de “limite”. En quelle mesure la beauté a-t-elle fonction de limite et qu’est ce que la psychanalyse peut y trouver d’utile ?

La beauté, une qualité intrinsèque ?


La beauté se définit par une expérience visuelle ou  auditive associée à une satisfaction. Elle semble correspondre à des caractéristiques  intrinsèquement présentes dans l’objet regardé ou entendu, évoquant l’harmonie des choses. Des approches « scientifiques » contemporaines cherchent d’ailleurs à comprendre pourquoi  telle ou telle forme est considérée comme belle. Elles ne cherchent pas à voir ce qu’il y a  derrière le beau puisqu’il y aurait une recette neuronale pour accéder au beau. D’autres cherchent à connecter le beau avec d’autres caractéristiques, comme la fonction sexuelle, comme le font les  évolutionnistes. Ainsi Freud qui associait, sans grande conviction, beauté et sexualité dans le Malaise dans la civilisation. Ainsi écrivait-il: « Malheureusement,  c'est sur la beauté que la psychanalyse a le moins à nous dire. Un seul point semble  certain, c'est que l'émotion esthétique dérive de la sphère des sensations sexuelles. »  Lacan ne nie pas le lien sexuel et esthétique, mais remet en cause un rapport simple et direct entre beauté et attrait sexuel. Il remet en cause l’idée du beau comme forme évoluée de l’attirance sexuelle. L’approche lacanienne donne à voir la beauté de façon bien différente : la  beauté prend la forme d’une barrière qui sert à empêcher de voir quelque chose d’autre. C’est par l’étude de la tragédie antique, dans son Séminaire VII dit “L’éthique”, qu’il présente la beauté comme « barrière extrême » interdisant l’accès à une « horreur fondamentale ». En tant que limite, la beauté n’est pas une caractéristique existant en soi, ni dans l’œil de celui qui regarde, ni dans  la chose regardée. En comparant la  beauté d’Antigone dans l’œuvre de Sophocle à la beauté des victimes sadiennes dans les oeuvres du Marquis de Sade, il  nous invite à voir, derrière la beauté, « une grimace » ou “une horreur”. La beauté est aussi bien une vérité (dans une première dimension) qu’un leurre devant l’inaccessible (dans une autre dimension). 

2. L’usage de la beauté comme “limite” chez Sophocle et chez Sade


Dans l'œuvre de Sade, les victimes de la cruauté des bourreaux sont d’une beauté inaltérable, malgré toutes les horreurs qu’elles subissent. De la même manière, dans Sophocle, Antigone est-elle belle (le Choeur le dit plusieurs fois), mais  les actes et le positionnement qui sont les siens dans le drame viennent cacher une face bien plus sombre. Se refusant à l’anachronisme, Lacan dit que certains « champs » nous sont  aujourd’hui inaccessibles « de l’intérieur», plus de vingt siècles nous séparant des  Grecs de l’Antiquité. Comment, en toute rigueur, dire quelque chose de l’amour ou  encore de la place des dieux chez les Grecs ? L’accès à ces champs anthropologiques  ne sont nous plus accessibles que par la « science » ou l’ « ethnographie », « sous une  forme objectivée » et donc, de « l’extérieur ». Avec la civilisation chrétienne, autre  chose a été placé dans ce que l’on considère comme étant du ressort de l’amour ou du divin, empêchant d’accéder à une  partie de l’œuvre. Mais si le champ grec du divin a disparu, les limites de ce champ subsistent. Le contenu du champ qui a été transformé mais peut-être pas ce à quoi il correspond et qui est peut-être une question plus invariante pour les sociétés humaines. Pour les Grecs, le champ des  dieux n’était pas d’un accès direct mais limité par une barrière, par des « arêtes ».   Ces arêtes consistent dans le « phénomène du beau », surgissant « par réflexion ». 


Que pouvons-nous voir avec nos yeux contemporains ? Une beauté nous est présentée, beauté étant de l’ordre de  la limite, en lien avec la question de la mort et de la souffrance. Une belle fille est prête à mourir et à souffrir pour accomplir ce que les dieux attendent d’elle. L’action est à la fois belle mais aussi terrible et pour certains, insupportable et intolérable (l’effet d’écart anthropologique y joue sûrement un rôle). Lacan, associe cela à la notion de “seconde mort” sadienne. De quoi s’agit-il ? La  nature, nous dit-il, lisant Sade, est un processus alternant « phénomènes de corruption et de  génération ». C’est un processus de « reproduction de formes», porteuses de  « possibilités à la fois harmoniques et inconciliables », qui s’étouffent dans « une  impasse de conflits ». Dans ces mots on peut lire le flux naturel qui se déploie selon  deux principes. Les êtres vivants sont conçus, naissent, grandissent puis perdent de  leur splendeur pour enfin se corrompre et mourir. On peut dire la même chose des  parties organiques des êtres vivants, dans les processus cellulaires. La persévérance  dans l’être des formes naturelles est constamment soumise à la génération et la  décadence. Pour les hommes, ces processus s’abordent par l’expérience personnelle, mais aussi par la science et la connaissance. Toutefois, c’est toujours « avec difficulté » car en fin de compte, rien n’explique jamais la vie,  sa pulsionnalité, pourquoi elle se développe et pourquoi elle décline. Cette génération est toujours de l’ordre du mystère. Une transgression permet d’intervenir dans le processus selon Sade : il s’agit du « crime». Le crime c’est le non-respect de l’ordre naturel,  c’est « délivrer la nature des  chaînes de ses propres lois ». La reproduction automatique des formes naturelles est remise en cause par le criminel. Tuer, détruire, violer rompt l’harmonie. Ce qui se construisait, ce qui se tenait se trouve éclaté, morcelé,  conduit à rien. Et le criminel force alors la nature à « recommencer à partir de rien ».  C’est pour cela que le crime fonctionne comme « horizon de l’exploration du désir ».  A partir du crime, l’homme tend à toucher la frontière de l’ « à partir de rien », de l’ex-nihilo. La pensée sadienne se tient sur cette limite : limite d’une nature qui travaille  d’elle-même et de l’intervention humaine qui vient la remettre en cause.  Mais alors, dans les fantasmes de souffrance éternelle de Sade, un  aspect du désir apparaît : si les individus ne meurent pas, qu’ils conservent leur belle forme et la beauté, c’est pour que le criminel  puisse mieux faire perdurer son crime, le recommencer toujours, lutter indéfiniment  contre les formes naturelles qui toujours se reproduisent. Dans le scénario sadique, « la  souffrance ne mène pas la victime « à ce point qui la disperse », elle n’est pas mise en  pièces, elle est support « inaltérable ». L’objet devient « support indestructible » du  crime. Le désir est ainsi réalisé de façon pure et infinie. 


Quel rapport avec la beauté, de ce point  de vue ? Chez Sade, les victimes sont toujours « parées de toutes les beautés » et de la  grâce même, dernière des beautés. Se dégage un double inaccessible à  la corruption pour lui faire supporter « les jeux de la douleur », nous dit Lacan. Ce  double est un espace libre où s’ébattent les « phénomènes de l’esthétique ». A ce  niveau, il y a conjonction entre « les jeux de la douleur » et « le phénomène de la  beauté ».  L’image prend deux aspects : d’une part la belle image, avec ce qu’elle a de  statique – celui d’un corps beau et de sa prestance tonique – de l’autre l’image horrible  de l’être souffrant et éclaté, victime des « jeux de la douleur » dont la belle image  devient support. Sade unifie la beauté et ce que cache la beauté : le corps qui se dégrade, qui souffre, qui vieillit, qui pourrit. Mais ce qui menace n’est pas simplement l’anéantissement ou la mort – puisque « le double est inaccessible à l’anéantissement », c’est la soumission indéfinie  à la souffrance et à la décadence. De plus, cette souffrance est le signifiant d’une limite qui dit que ce qui est ne peut pas rejoindre le néant d’où il est sorti : la mort simple n’est donc pas suffisante pour faire cesser la souffrance. 

Mécaniquement, une « beauté trop bien produite » laisse l’homme interdit devant une  image : « l’image derrière elle profilée de ce qui la menace » et qui n’est pas le simple  vieillissement ou la mort, s’inscrivant dans le cycle naturel, mais la seconde mort,  fantasme d’une souffrance éternelle, d’une absence de toute repos, d’une impossibilité  du retour au néant, un « point où s’annihile le cycle même des transformations  naturelles ». Bref, une très belle image renvoie à une grande violence. La beauté est donc liée à l’image affreuse d’une souffrance illimitée et est  doublement présente dans le sujet. La belle image est toujours affublée, en quelque  sorte, d’un double de douleur permanente. C’est là que l’on comprend l’expression de  la « grimace » dans Kant avec Sade. Dans le fantasme sadien, le beau corps des  victimes est beau pour mieux pouvoir grimacer de douleur et de là affleure l’idée que  la beauté est associée à une horreur, lui servant de limite.  


3. Quel intérêt de la beauté comme limite pour penser la psychanalyse ?


Jacques-Alain Miller parle du rôle des barrières dans le  Séminaire VII dans ses Six paradigmes de la jouissance10. Il explique qu’à partir de ce  séminaire qui fait rupture, c’est au Réel que se trouve assignée la jouissance et la « vraie  satisfaction pulsionnelle ». Tandis qu’avant, la satisfaction peut prendre dans le Symbolique ou dans l’Imaginaire. A partir du séminaire 7, l’ordre symbolique et la relation imaginaire viennent  « contenir » la jouissance réelle. La Chose est dans « un retrait hors symbolisé ». La  barrière symbolique consiste en celle de la loi et du tu ne dois pas, tu ne peux pas. La barrière imaginaire apparaît, entre autres, sous l’espèce de l’apparition du beau et des belles formes dont on apprécie le maintien.


Martin Heidegger décrit la création d’un vase (ou d’une cruche) comme produisant un moins au cœur du monde. Le vase existe comme élément supplémentaire de notre monde mais dès lors qu’il est constitué en tant que tel, un vide apparaît : l’intérieur du vase. Ce vide est d’ordre symbolique et imaginaire. Il n’existe qu’à une certaine échelle, en fonction de considérations anthropologiques (quoiqu’une fourmis puisse apprécier installer sa fourmilière au sein du vase mais ce n’est plus en tant que vase que la fourmi emploie le vase). Qu’on le remplisse avec un contenant (eau, vin, huile, billes…), un vide virtuel continue d’exister car le base peut toujours se vider. L’existence même du vase (+) fait exister le vide (-). 


De la même manière, la Chose (das Ding) est née de l’émergence du sujet au monde et elle consiste en un moins. Ce moins, le sujet va chercher à le remplir par des éléments symboliques ou imaginaires. Le sujet considérera être comme ceci ou comme cela,  ou appréciera la belle forme qu’il renvoie. Si on déconnecte ces considérations du système symbolique entier, ces termes prennent valeur d’absolu et le sujet se croira complet, croira que l’agréable ou le beau existent en soi et ces belles choses dont disposent le sujet consisteront en une barrière (ou un leurre) qui empêche l’accès à la Chose. La mise en lien des signifiants du sujet avec le système symbolique plus général lui permet de voir l’aspect contingent des éléments symboliques et imaginaires qui lui permettent de contenir le réel.


On ne jouit pas de croire que l’on a accès au beau ou à l’agréable. On jouit d’autre chose, qui est du côté du réel inaccessible, et qui comporte toujours d’une part de mauvais. En analyse, “ce dont peut parler l’analysant” (autrement dit, la “défense” freudienne), ses signifiants symboliques, sont toujours déconnectés de sa jouissance. La jouissance est indéchiffrable, elle ne se formule pas et il y a toujours un manque dans la parole, quelque chose (la Chose) que l’analysant ne peut pas dire. Cette chose indicible, Lacan la note A à la fin des années 50. 


Mais alors, comment accéder à la chose si c’est impossible par la parole ? Lacan répond que ce sera par « forçage » et par « transgression », par le « renoncement au ronron  du symbolique et de l’imaginaire ». Par le fait de dire ce que l’on peut dire mais qui ne nous ressemble pas, au-delà des limites du beau, du bien et de la morale, ainsi que de la crainte et de la pitié. Le beau masque le terrible que l’on ne veut jamais aborder. En cela, quand l’analysant dit “je ne devrais pas dire ça” ou “c’est grave de le dire” avant de parler, il touchera à quelque chose de bien plus effectif qu’en restant dans le “ronron”.