La place de l’agressivité dans la société contemporaine au regard des personnalités « as-if » 

 

En 1934, la psychanalyste et psychiatre Helene Deutsch, afin de décrire un type de patient qu’elle avait reçu à plusieurs reprises, développait la conception de « personnalités as-if[1] ». En effet, l’observation qui était la sienne de ces sujets lui rendait difficile leur intégration aux tableaux cliniques existant, puisqu’il ne s’agissait ni de sujets névrosés, ni de sujets psychotiques2. 

Sa description fine des malades évitant toute certitude préconçue les concernant, témoigne d’un rapport à la théorie analytique se refusant au classement catégorique des malades dans telle ou telle structure. Il s’agit aussi pour Helene Deutsch de mettre la description des patients au service de la psychanalyse, car ce n’est que de l’observation des malades que le savoir psychanalytique peut évoluer vers plus de finesse. La prise en compte de la singularité des sujets rencontrés est ce qui permet de rendre une psychanalyse vivante, loin de tout dogmatisme psychologique où la solution serait connue par l’expertise, à distance des signifiants de l’analysant.  

L’observation des malades est aussi l’occasion de dire quelque chose de l’ère du temps. Quel meilleur lieu pour observer ce qu’il en est d’une société que le cabinet du psychanalyste où les signifiants du temps s’expriment ? Le cabinet des analystes et des psychologues sont des lieux où mots et maux d’une époque résonnent. Ou le souhaitable et son inverse se répètent inlassablement. Ceci est d’autant plus crucial dans notre société contemporaine où, la morale ayant été remise en cause, la norme ne s’exprime que de façon plus insidieuse, se drapant dans d’autres discours, celui des sciences et techniques notamment. 

Dans cet article, nous chercherons dans un premier temps, à décrire la personnalité as-if et leur genèse psychique selon Helene Deutsch. Nous verrons ensuite, à partir des écrits de Lacan sur l’agressivité, comment l’absence d’agressivité chez les personnalités as-if peut être envisagée. Enfin, la mise en relation des deux textes nous permettra, enfin, de penser la place de l’agressivité ou de son absence au sein du champ social, du point de vue de la psychanalyse.  

I. Les personnalités as-if et leur moi 

1. Description des personnalités as-if 

 Dans l’article « Un type de pseudo-affectivité » de 1934, Helene Deutsch utilise le terme de « personnalités as-if » pour décrire des sujets chez qui « la relation émotionnelle au monde extérieur et à son propre moi paraît appauvrie ou absente ». De cette absence de relation émotionnelle, de cette absence d’affect, les sujets s’en plaignent plus ou moins. Pour certains, l’absence d’affect pose problème dans leur existence personnelle. Pour d’autres, cette absence n’est même pas ressentie : elle est seulement constatée par l’entourage.  Comme pour cette patiente décrite par Helene Deutsch, « il n’y a pas de différence entre les formes vides de son émotion et ce que les autres éprouvent réellement. »  D’autre part, un sentiment de dépersonnalisation ou d’irréalité peut aussi être ressenti.  

L’absence d’affect n’est pas perceptible au premier abord pour l’observateur extérieur. Dans un premier temps, les sujets paraissent « normaux » et dotés de bonnes capacités d’adaptation au monde dans lequel ils vivent. « De l’extérieur, [la patiente décrite par Deutsch] mène son existence comme si elle possédait une capacité émotionnelle intègre et sensible ». Mais petit-à-petit, l’abord des personnalités as-if mène celui qui les fréquente à se dire que « quelque chose cloche », qu’il y a un problème.  

Chez ces individus, on constate comme une « fuite de la réalité » et une « défense contre la réalisation d’instincts naturels interdits ». L’agressivité fait partie de ces instincts interdits. L’interdit ne passe pas par le « refoulement », mais consiste en une « perte réelle de l’investissement d’objet ». Helene Deutsch souligne l’écart existant entre des sujets névrosés, porteur d’une froideur liée au refoulement, mais cachant une vie émotionnelle très riche et les personnalités as-if, marqués par un vide émotionnel véritable. 

 

2. Une genèse du moi liée à la particularité de l’Œdipe  

Selon ses observations, la relation au monde des as-if correspond au mimétisme de l’enfant, par « identification au milieu environnant ». Il n’y a pas « d’investissement d’objet ». On débouche sur une adaptation satisfaisante à la réalité en raison d’une forte propension à capter les signaux du monde extérieur, mais tout en même temps ces sujets font-ils l’objet d’une forte passivité quant à leur environnement et un important modelage de soi-même, en fonction de ce que « ressentent et pensent » les autres. Chez les personnes comme si, pas de principes moraux : elles ne rejoignent des groupes sociaux et éthiques que pour consolider la validité de leur existence au moyen d’une identification. Ces patients sont aussi tout à fait suggestibles en raison de leur passivité et de leur identification automatique. 

 Que peut-on dire de la genèse du moi des sujets as-if ? La thèse d’Helene Deutsch est que lors du moment de l’Œdipe, l’identification aux parents ou à leurs substituts n’a pas eu lieu. La construction du moi s’est faite sans identification. Lisant Helene Deutsch, Lacan écrit que les sujets as if mettent en œuvre une « compensation imaginaire de l’Œdipe absent », qu’ils réalisent une « tentative d’équivalence du Nom-du-Père[2] ». Plus généralement, nous dit-il, « ceux qui, à un moment quelconque, choiront plus ou moins dans la psychose » font preuve « qu’un certain rapport qui n’est jamais d’entrer dans le jeu des signifiants ». La non-intégration au « registre du signifiant » implique alors « une sorte d’imitation extérieure ». Il n’y a pas d’entrée dans le symbolique qui instaure la loi et fixe les interdits. Il n’y a pas de relation d’objet, de réel « lien objectal », seulement un « accrochage imaginaire » à n’importe quel objet. 

 

3. Absence de surmoi 

 

Quant au surmoi, normalement intégré par « amour et crainte envers les parents » par « identification introjective », il est très faible chez les as-if, voire inexistant. Chez les as-if, l’Œdipe ne conduit pas à la formation d’un moi unifié et solide avec un surmoi. L’instance morale n’est pas intériorisée mais demeure extérieure et fluctue en fonction des rencontres. L’éthique mimétique des as-if peut s’indexer sur toutes les morales en vogue dans une société donnée.  

En effet, le surmoi d’une époque de civilisation n’étant jamais parfait, il implique tentative sociale de suppléance à l’échec de ce surmoi. Ce que les sujets ne portent pas directement en eux est suppléé d’un discours social. L’éthique s’installe comme  « ensemble des exigences concernant les relations mutuelles des hommes[3]. » Mais l’éthique vient alors elle aussi s’inscrire dans le désir, au-delà de la simple obéissance à un commandement. L’éthique d’une société participe du surmoi de la culture en cours, se constituant sous une forme consciente (le discours éthique auquel l’on doit se soumettre) et sous une forme inconsciente, en tant qu’elle intègre le désir. C’est en cela que l’on peut différencier éthique et morale : la morale est ce qui s’installe contre le désir, produisant malaise, anesthésie et trahison du désir[4]. L’éthique est ce qui accompagne le désir. Le surmoi implique un ensemble d’exigences en direction du moi du sujet. Ce qu’il y a d’excès dans les exigences du surmoi créent le refoulement et le retour névrotique du refoulé. Par l’obéissance à la morale, au nom du bien, au nom de l’Autre,  on passe son temps à se trahir. 

Le as-if, de ce point de vue, ne se trahit pas puisque la soumission à la norme extérieure ne correspond pas à une remise en cause de son désir, puisque son désir est saisi par mimétisme, sans ancrage singulier. 

 

4. Une absence d’agressivité 

 Cette genèse particulière conduit à une absence d’agressivité. Qu’apprend-on de l’agressivité chez les personnalités as-if dans le tableau qu’Helen Deutsch nous en fait ? Page 57 de Un type de pseudo-affectivité, il est dit que « les tendances agressives des personnes comme si ont presque entièrement disparu derrière leur passivité, ce qui en fait des êtres doux et bons, quoique prêts à n’importe quel mauvais coup ». L’agressivité est donc associée à une attitude active, qui peut correspondre à une certaine dureté de façade. L’agressivité n’est pourtant pas associée « au mauvais coup », qui est de l’ordre du non-respect d’une morale sociale. L’agressivité peut être associée à une position morale, même si le sujet semble « dur ». A la page 63, Helene Deutsch écrit : « la passivité de ma patiente, où s’exprimait sa soumission à une volonté étrangère, semble avoir été le destin ultime de ses tendances agressives. » L’agressivité disparaît derrière la soumission au choix de l’autre. Page 66 : « Grâce à cette identification, la patiente pouvait aussi se défendre contre sa haine intense à l’égard de son frère et transformer ses tendances agressives en une passivité faite d’obéissance, où elle se soumettait et s’identifiait à lui ». Enfin, page 158 « Une autre caractéristique des personnalités comme si, c’est que leurs tendances agressives sont presque entièrement masquées par la passivité, laquelle donne un air de neutralité bienveillante et de douce amabilité qui vire toutefois aisément à la malveillance. » L’agressivité est tantôt masquée, tantôt transformée en une attitude passive. 

 


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Que penser de cette disparition de la tendance agressive chez ces patientes, du point de vue de la morale ? Il est paradoxal de voir l’agressivité disparaître du sujet tandis que le sujet commet des actes « malveillants ». On aurait tendance à relier agressivité et malveillance. A imaginer que l’effacement d’une « tendance agressive » conduirait le sujet du côté d’un bien. N’attend-on pas des enfants qu’ils ravalent leurs tendances agressives et qu’ils se tiennent bien sages ? 

L’agressivité telle qu’elle nous est présentée par Lacan sera l’occasion de se rendre compte qu’il n’en est rien et que le malaise dans la civilisation n’est pas à trouver dans une « tendance agressive » qu’on laisserait se développer trop librement et qu’il conviendrait de cadrer, par la rigueur de l’exigence morale. 

II. La lecture lacanienne de l’agressivité  

1. Le projet lacanien 

 Dans son intervention de 1948, reproduite de façon textuelle dans le texte « L’agressivité en psychanalyse », des Ecrits, publié en 1966, Lacan pose la question de l’agressivité selon l’approche psychanalytique.  

Son projet est celui d’une approche scientifique et objectivante de la notion d’agressivité. Tout comme la notion psychanalytique de « pulsion de mort », l’agressivité s’inscrit dans une problématique biologique. Lacan montre comment le corpus intellectuel freudien, sur lequel la psychanalyse s’appuie, bute sur les deux notions. L’aporie se situe au niveau de la « tendance mortifère ». L’être vivant est « pourla-mort ». Comment l’organisme humain peut-il porter en lui le germe de la mort, le sien comme celui des autres ? Lacan dit aussi que la notion d’agressivité est au cœur des recherches des comportementalistes et de cures « psychodramatiques » en vogue à l’époque et souhaite montrer la différence de son approche.  

Pour cela, Lacan rappelle que la psychanalyse ne se réalise que dans la communication verbale et la saisie dialectique du sens, là où un « sujet se manifeste comme tel à l’intention d’un autre[5]. » Là où les approches behavioristes, notamment nord-américaines, cherchent à trouver la réalité derrière les mots du sujet, l’approche de la psychanalyse, par le sens, implique le sujet ; la subjectivité n’a pas à être remise en cause, elle est au contraire au cœur de la pratique.  

 

2. Une intention associée à des images identificatoires 

 L’agressivité est une intention, associée à des images. « La pression intentionnelle » est « éprouvée » dans l’expérience analytique. Lacan fait une liste des situations dans laquelle cette pression est ressentie : ratés de l’action, aveu des fantasmes, vie onirique, modulation revendicatrice du discours (« ses suspensions, ses hésitations, ses inflexions et ses lapsus[6] »),  inexactitudes du récit, retards aux séances, absences calculées, les reproches, les réactions de colère… De plus, que constatent les analystes dans les cures au cours desquelles les sujets parlent ? La présence d’images récurrentes. Lacan dit que les images sont des phénomènes mentaux qui ont une fonction formative dans le sujet qui lui permettent de se constituer. Ces images courantes déterminent des inflexions dans les tendances, comme variations, de ces matrices qu’on appelle « les instincts ». Il est pour ainsi dire « d’instinct » que des images se constituent chez les sujets. 

Parmi ces images récurrentes, on peut en repérer de particulières qui sont les « imagos du corps morcelé » : images de castration, d’éviration, de mutilation, de dislocation… On constate que chaque sujet porte en lui ces images et c’est la cure analytique qui permet que ces images s’expriment. Ces images du corps morcelé transparaissent dans différentes pratiques humaines : quand les enfants jouent à démantibuler les poupées, à crever le ventre ou à couper la tête. Dans l’art, avec les organes oraux et les cloaques présentés dans l’œuvre d’un Jérôme Bosch. Dans les rêves, peuplés de ces imagos. Enfin, dans des pratiques culturelles et sociales qui montrent un rapport particulier de l’homme à son propre corps comme les coupures de la circoncision, les aiguilles du tatouage et jusqu’aux différentes modes auxquelles le corps est soumis. D’où  viennent ces images ? Ce sont les procès d’identification, qui dans la résolution de l’Œdipe, impliquent ces imagos du corps morcelé. 

 3. Usage de l’agressivité dans la cure analytique 

 Contrairement à ce que l’on attend habituellement dans une pratique de communication, Lacan nous dit que la pratique analytique n’a pas pour rôle de faire disparaître l’agressivité : elle n’est pas un ailleurs de l’agressivité. L’agressivité est d’ailleurs toujours présente dans la relation analytique. Si l’analyste est taiseux, c’est pour éviter l’appel de l’analysant qui veut impliquer son analyste dans son mal, tout en le jugeant incapable de le porter. Lacan imite la parole de l’analysant : « Prends sur toi, nous dit-on, ce mal qui pèse sur mes épaules : mais tel que je te vois repu, rassis et confortable, tu ne peux pas être digne de le porter[7]. » Le psychanalyste met en jeu l’agressivité de l’analysant à son endroit, le transfert négatif, afin que le sujet puisse se juger seul capable de se libérer, par lui-même. Lors du transfert négatif est projeté sur l’analyste un imago archaïque ; par effet de « subduction symbolique », ce transfert d’image transforme la conduite de l’analysant. Lacan décrit ainsi la cure comme une sorte de « paranoïa dirigée » où s’opère la projection des « mauvais objets internes » sur la personne de l’analyste. 

L’identification archaïque avait intégré au sujet une imago, lui fournissant permanence dans l’inconscient (que Lacan décrit comme « plan de surdétermination symbolique »). Cette imago, refoulée, produit une personnalité particulière, « excluant du contrôle du moi » telle fonction corporelle.  Les aléas de la cure peuvent réactualiser l’imago et provoquer l’intention agressive. 

Chez les hystériques, le mécanisme est simple : Lacan prend un exemple en racontant qu’une jeune fille hystérique l’avait identifié d’une imago, celle de son père, qui avait fait l’objet d’une carence dans son existence. Elle s’était alors trouvée guérie de son symptôme, tout en gardant une imago négative du père (« la passion morbide avait été conservée »). Chez les obsessionnels, en revanche, l’intention agressive ne surgit pas car la structure même a pour rôle de cacher l’intention agressive, de façon défensive.   

Ce que l’analyste cherche à éviter dans l’agressivité, c’est la « réaction thérapeutique négative », quand le « moi » du sujet, en tant que noyau de la conscience opaque à la réflexion, fondé sur une certaine idée du psychanalyste se complaît dans l’opposition, le mensonge, l’ostentation, voire qu’il prenne l’analyste en haine… 

 

4. Agressivité et identification primaire 

 L’identification narcissique  permet à Lacan de rendre compte  de la place de l’agressivité chez un sujet. L’identification narcissique, associée à une libido, détermine la structure du moi de l’homme et de son rapport au monde.  

La réaction agressive peut prendre des formes diverses : actes explosifs sous toutes leurs formes « à travers toute la gamme des belligérances » et démonstrations agressives liées à l’interprétation (lorsqu’est attribuée aux objets extérieurs nocivité, vénénosité, maléfice, intrusion physique, vol de secret, viol de l’intimité, préjudice, espionnage, dommage et exploitation….). Quel est le caractère commun à ces sentiments de persécution ? Janet a montré que les sentiments de persécution étaient liés à des conduites sociales. Lacan veut aller plus loin en montrant qu’ils se constituent par une stagnation d’un moment, comme lorsque des acteurs s’arrêtent, à l’arrêt du tournage d’un film. Cette stagnation ressemble à la structure de la connaissance humaine : le « moi » et les objets prennent forme permanente, forme d’entité, de « choses ». Cette stagnation est différente des gestalts des lignes du désir animal en raison de leur caractère de fixation. Il y a rupture discordante entre l’organisme de l’homme, marqué par sa mobilité, et son monde intérieur marqué par la stagnation imaginaire.  

L’enfant du premier âge, autour d’environ 8 mois, alors que son appareil moteur n’est pas encore complet, se réfère à son semblable qu’il capte sur le plan spéculaire, reproduisant ses gestes de façon imparfaite. C’est un âge où le petit frappe l’autre. 

S’agit-il simplement d’une manifestation ludique de l’exercice des forces, d’une subordination des postures toniques à la relation sociale ? Les deux certainement, mais Lacan souligne d’abord l’idée d’une anticipation, sur le plan mental, de l’unité fonctionnelle du corps. Il s’agit d’une première captation par l’image et du premier moment de la dialectique des identifications, que Lacan appelle « stade du miroir ». En découle une imago de la forme humaine qui se constitue durant tout l’âge situé entre 6 mois et 2 ans et demi. La réaction de prestance et de parade se constitue dans l’identification à l’autre.   

Mais on constate chez le petit enfant une indifférenciation entre le sujet (luimême) et les objets vus : l’enfant qui bat dit avoir été battu, celui qui voit l’autre tomber pleure. Il y a « ambivalence structurale[8] » entre « l’esclave et le despote », « l’acteur et le spectateur », le séduit et le séducteur. Il y a un rapport érotique où l’individu humain se fixe à une image de lui-même, qui l’aliène. S’en suit une organisation, le moi. C’est en rappelant cette constitution ambivalente de l’image, qu’on peut comprendre la nature de l’agressivité : une tension conflictuelle interne au sujet se cristallise. L’image du sujet se constitue à partir des images externes. 

Le désir pour l’objet du désir de l’autre s’éveille provoquant une concurrence agressive avec l’autre pour l’objet. L’enfant se projette dans l’objet vu. Le moi de l’homme ne se limite pas à son identité vécue : je est toujours, aussi, un autre. Dans « les revers de l’infériorité », quand le sujet bute sur quelque chose, quand il fait face à un échec, le sujet se nie dans ce qui lui arrive, chargeant l’autre de la cause. C’est la structure paranoïaque du moi, qui attribue à l’autre une intention agressive[9]. C’est par le processus inconscient d’association que se constituent les « mauvais objets internes », correspondant aux diverses imagos s’étant constituées chez l’enfant. Une situation d’infériorité peut faire vaciller l’imago de l’identification originelle et conduire au morcellement et à la position dépressive. Le nœud central de l’agressivité donc est ambivalent : l’intention agressive du sujet se combine avec l’attribution d’une agressivité venue de l’extérieur. Le sujet agressif se sent agressé. 

             

5. Agressivité et Œdipe 

 

Après l’identification primaire, l’Œdipe consiste en une sublimation de l’agressivité, un « remaniement identificatoire du sujet ». L’ « identification secondaire » (selon les mots de Freud) correspond à l’introjection de l’imago du parent de même sexe, donnée par le surgissement libidinal.  Là où l’identification primaire avait produit agressivité, là où le sujet rivalisait avec les autres comme avec lui-même, l’agressivité se trouve transcendée, d’où la production de sentiments de l’ordre du respect devant l’autre. L’ « idéal du moi », liée à l’imago du père, se forme, avec sa fonction pacifiante, respectant la normativité culturelle. C’est aussi dans cette sublimation que se forme le surmoi. L’oppression insensée du surmoi est à la racine des impératifs de la conscience morale. La passion d’imprimer dans la réalité son image est le fondement des « médiations rationnelles de la volonté[10] ». 

 

* * 

 

La lecture de Lacan nous fait voir comment les deux temps de l’identification ont un effet sur l’intention agressive, par la constitution d’images : imagos des mauvais objets internes, imago du corps morcelé, imago de la mère …  Ces images sont à la fois le support de l’intention agressive tout comme elles conduisent à une sublimation de l’agressivité, à une pacification, notamment par le passage au symbolique, au surmoi et à l’idéal du moi. 

Dans le cas des as-if d’Helene Deutsch, l’identification ne s’est pas faite aux objets et il n’y a pas eu constitution d’imagos pérennes. L’agressivité est donc réduite, de par l’absence des imagos soutenant l’intention agressive. De plus, l’absence de constitution du surmoi implique une absence de volonté à laisser sa marque. Voilà pourquoi les patientes d’Helene Deutsch semblent ne pas avoir de volonté. Dans le cas des as-if, l’agressivité s’efface. En revanche, un autre équilibre est trouvé, dans l’adaptation directe et mimétique à la société. Le as-if va bien quand il est mis dans une foule dans laquelle il peut s’identifier.  Cela nous invite à interroger la façon dont le désir doit prendre place dans la société. 

 

III.      Agressivité et question culturelle  

1. Faire avec l’agressivité 

A la fin du texte, la question du bien et du bonheur en psychanalyse est posée. 

Lacan dit que l’énergie de la libido s’exerce « pour le dépassement de l’individu au profit 

de l’espèce[11] ». D’ailleurs, le fonctionnement de l’espèce humaine implique subordination à la culture. Les tendances agressives sont remises en cause par l’acculturation de la vie sociale, permise par ce qu’a de sublimant « la crise de l’Œdipe ». Toutefois, précise-t-il, il ne s’agit pas de penser que la tension agressive disparaîtrait avec la culture, de par le développement d’une « vie morale ». La vie morale ne remet pas en cause l’agressivité et ce serait se soumettre à un leurre que de croire en une quelconque harmonie préétablie conduisant le sujet se soumettant au conformisme social à se libérer de ses tendances agressives[12]. Il y a abandon, avec la psychanalyse, d’une croyance dans le bonheur et l’harmonie, distance à l’endroit de la pursuit of hapiness. L’agressivité existe et son extinction complète est un leurre. Dans ce cas, ne vaut-il pas mieux considérer l’agressivité comme un élément de l’existence humaine, avec lequel il faut « faire avec » ? La psychanalyse ne peut servir de thérapeutique à l’agressivité. 

Lacan dit que l’on décrit traditionnellement l’agressivité comme prenant une place forte dans l’organisation de la société et ce depuis le XIXe siècle. La question de l’agressivité est nodale pour cette période historique : rappelons que Freud et Deutsch écrivent dans une période troublée entre les deux guerres mondiales où les violences internationales et les totalitarismes n’ont jamais conduit à autant de pertes de vies humaines. Le texte sur l’agressivité de Lacan n’est lui-même écrit que trois ans après la fin de la Seconde guerre mondiale et ses deux explosions atomiques. Pour montrer que « la vertu de la force » dans la société apparaît comme une preuve de l’agressivité comme modalité d’organisation sociale, Lacan évoque la théorie darwinienne produite par une société victorienne où l’agressivité est de mise : Darwin projette sur l’histoire naturelle les modalités d’organisation de la société victorienne (marquées par la prédation et l’euphorie économique, le laisser-faire pour les dévorants et la dévastation sociale). Sa théorie défend que les développements de la vie se fondent sur la conquête de l’espace par l’animal. Plus tôt, Hegel avait développé la dialectique du maître et de l’esclave qui devait décrire la « loi de fer de notre temps », voyant les progrès de la société (comme le stoïcisme, le christianisme, ou le projet d’Etat universel) issus des crises entre maîtres et esclaves.  

2. Une société de la technique qui s’impose à des individus au surmoi faible 

Le monde contemporain conduit à la destruction des formes culturelles anciennes. Alors que dans les sociétés traditionnelles, il y avait « saturation du surmoi et de l’idéal du moi », constitués lors des rites et des fêtes où se manifestait la communauté, la société contemporaine ne les connaît plus que de façon dégradée. Pour parler dans les termes freudiens de la Massenpsychologie, on peut dire que l’identification à la société et au chef étaient plus fortes, en raison du divorce entre le moi et l’idéal du moi. Dans nos sociétés, il y a faiblesse du surmoi et de l’idéal du moi. Comment cela s’explique-t-il ? Lacan dit que la polarité cosmique des principes mâles et femelles est remplacée par « la lutte des sexes ». Que nos communautés, immenses, sont touchées sur le plan des passions par l’ « anarchie démocratique » et qu’elles sont nivelées par la « tyrannie narcissique ». La promotion du moi dans notre existence – et on peut penser au discours actuel d’une certaine psychologie – aboutit à réaliser l’homme toujours plus comme individu et non comme sujet, dans un projet utilitariste. 

L’âme se trouve ainsi isolée, comme dans la « déréliction originelle ». On constate le paradoxe existant entre la place toujours plus forte de la société et la solitude toujours plus grande des âmes de ceux qui la constituent. Lacan va plus loin en évoquant « une entreprise technique à l’échelle de l’espèce » : le conflit entre le maître et l’esclave trouvant sa solution dans le service de la machine. Il évoque une « psychotechnique » qui aura des objectifs toujours plus précis : fournir des « conducteurs de bolides », des « surveillants de centrales régulatrices »... Plus de 70 ans après Lacan, on pourrait évoquer comment les « sciences cognitives » au service du management et du marketing ont pour projet de faire de l’ensemble des sujets des armées de producteurs et des consommateurs au service des biens de consommation. Ces psychotechniques ne cherchent pas à conduire le sujet vers son désir, mais au contraire les laissent sans repère. 

De façon dialectique, Lacan dit que la psychanalyse remet en cause une image de l’homme qui serait un loup pour l’homme. Ses prétendus  « besoins d’évasion », sa « compétition » naturelle pour un « espace vital » sont contestés par l’analyste. Ce n’est pas parce qu’un sujet est agressif que cela fait de  lui un être soumis à l’idéal belliqueux. Lacan ne voit pas une société belliciste comme une accumulation de sujets agressifs. Il dit que c’est plutôt la société belliciste qui jette les bases de l’organisation humaine et de ses évolutions. Que nécessite une société qui se prépare à la guerre, en ce début de 

Guerre froide ? Lacan écrit que « l’individu humain est l’élément matériel des luttes des nations » et qu’« il n’est pas sans défaut » dans cette lutte[13], portant en lui de « mauvais objets internes » qui créent réactions,  inhibitions, fuites en avant, toutes ces réactions responsables de fonctionnements agressifs et indésirables pour la guerre.  

Si l’on suit Lacan dans son raisonnement, on dira que la société en guerre – tout comme la société de la psychotechnique – a besoin d’individus dociles et adaptés, donc pas d’individus agressifs, en ce que l’agressivité renforce l’idéal du moi. C’est pourquoi les sociétés modernes créent ces « affranchis » dont le « déchirement » est toujours vivace. L’homme moderne apparaît à Lacan comme une victime « évadée d’ailleurs, irresponsable, en rupture du ban ». Il est voué à « la plus formidable galère sociale » puisqu’il est « être de néant ». Le psychanalyste cherche à lui ouvrir « à nouveau la voie de son sens ». 

             

Conclusion 

Du point de vue de l’éthique de la psychanalyse, l’agressivité n’est pas pour Lacan l’ennemi à abattre.  

Bien au contraire, l’agressivité, en ce qu’elle a de pulsionnel, doit être reçue et orientée par le transfert. La culture est la sublimation sur le plan social de pulsions agressive. La société, comme le psychanalyste, doit accueillir l’agressivité pour en faire quelque chose. Mais la désagrégation culturelle contemporaine – qui prend la forme du dressage, autrefois par l’embrigadement militaire, aujourd’hui par la psychotechnique en contexte individualiste  – fait des sujets de simples individus, les propulsant dans « la plus formidable des galères sociales », les soumettant autrement plus que les sociétés à la morale forte.  

On peut prendre le cas de la jeune patiente d’Helene Deutsch comme paradigmatique : elle est élevée de façon stricte, respectant de nombreuses règles, mais sans ne pouvoir en aucun cas s’identifier au désir de ses parents. Dans nos sociétés contemporaines, les sujets ne sont-ils pas de plus en plus invités à respecter normes techniques, normes éducationnelles, normes alimentaires, normes sexuelles, dans une nouvelle forme de négation du désir ? Le désir n’est-il pas passé de l’interdit à l’introuvable ?  Les individus non-identifiés, perdus dans leur rapport symbolique à l’Autre, prêts à se mettre au service de la première suggestion venue sont nombreux. Le modèle de la personnalité as-if et la façon dont sa socialisation a échoué donne l’exemple : sans agressivité, elle est néanmoins « prête à tous les mauvais coups », comme à servir, pourquoi pas, de chair à canon.  


[1] H. DEUTSCH, « Un type de pseudo-affectivité (comme si)», Les « comme si » et autres textes, 1934. 2 Bien qu’elle ait pu considérer par la suite rapprocher les as-if de la structure psychotique.
[2] J. LACAN, Séminaire livre III : les psychoses, p. 285.
[3] S. FREUD, Le Malaise dans la culture, 1930.
[4] LACAN, Le Séminaire Livre VII : l’éthique de la psychanalyse, p. 370.
[5] J. LACAN, « L’agressivité en psychanalyse », in Ecrits, 1948, page 102.
[6] Ibid., page 103.
[7] J. LACAN, « L’agressivité en psychanalyse », in Ecrits, 1948, page 107.
[8] J. LACAN, « L’agressivité en psychanalyse », in Ecrits, 1948, page 113.
[9] Ainsi, dans une série d’états de la personnalité liés à la paranoïa, la tendance agressive est fondamentale. Lacan a montré qu’il y a parallélisme entre agressivité, genèse mentale et délire symptomatique. Par exemple, c’est l’agressivité qui dans la paranoïa d’autopunition met un terme au délire.   
[10] J. LACAN, « L’agressivité en psychanalyse », in Ecrits, 1948, page 116.
[11] J. LACAN, « L’agressivité en psychanalyse », in Ecrits, 1948, page 118.
[12] Lacan évoque ici les tenants de l’Egopsychology.
[13] J. LACAN, « L’agressivité en psychanalyse », in Ecrits, 1948, page 123.