Les apories de l'histoire

Lacan associe psychanalyse et histoire. Si la psychanalyse est histoire, alors les apories de la science historique existent aussi au sein de la psychanalyse. Dans la science historique, deux visions du travail s’opposent : l’histoire peut être comme nous l’avons dit travail de critique de ce qu’il y a de faux (au sens de fabuleux) dans ce qui se raconte. Mais elle peut aussi constituer en la recherche de lois générales de l’histoire. Dans un cas, l’histoire a pour objet de renouveler sans cesse du sens, remettant en cause le sens ancien au profit d’un sens nouveau – il y a alors refus d’une certitude absolue concernant le passé. Dans l’autre, l’historien fort d’une loi qu’il a constituée, s’arrête à un sens unique concernant le passé, alors marqué par une certitude. 

Mais si un sens unique est défini, alors l’historien ne cherchera dans le passé que les éléments qui lui permettront de prouver que le sens qu’il défend est juste : c’est ce qui arrive avec la recherche de lois de l’histoire. La recherche de lois de l’histoire s’oppose à « la recherche historique véritable » nous dit Lacan. En effet, l’attache à un sens particulier prend le dessus sur un travail de critique. Toutes les paroles relatives au passé se font alors au nom d’un sens, d’un impératif qui dicte toutes les trouvailles de la recherche historique. Dans le même temps, la construction d’une loi de l’histoire est l’occasion d’une prévision, voire d’une prédiction de l’avenir. On n’est plus alors dans l'ouverture d’un possible avenir, dans l’optique heideggérienne, mais dans ce qui se pose comme un savoir sur l’avenir. 

Lacan souligne que le savoir sur le passé n’est jamais absolu et qu’il n’est que « conjecture ». Le sens découvert dans la marche de l’histoire ne sert « ni pour orienter la recherche sur un passé récent que pour présumer avec quelque raison des événements du lendemain[1]. » Ceux qui trouvent un sens général à l’histoire ne savent pas grand-chose ni du passé – puisque leur savoir est verrouillé – ni de l’avenir. Lacan prend l’exemple de plusieurs penseurs ayant essayé, de leur temps, de donner un sens à l’histoire. Il critique la valeur heuristique de leur travail puisqu’ils trouvent dans l’histoire ce qu’ils avaient déjà prévu de trouver, au nom d’un savoir théorique préétabli. Ainsi Bossuet voit dans l’histoire la réalisation de la divine providence[2]. Marx la marche, mue par la lutte des classes, vers une société communiste[3]. Comte et la pensée positiviste voient comme l’histoire comme un progrès inexorable des sociétés humaines[4]. Toynbee[5] enfin voit dans l’histoire le fonctionnement cyclique d’un progrès et d’un déclin des civilisations faisant face à des défis et proposant des réponses. Lacan dit, de façon grinçante, qu’il y a toujours dans ce type de recherches aboutissant à une certitude sur le sens de l’histoire « une certaine modestie », qui fait que si le prévu n’est pas trouvé, dans le passé ou dans l’avenir, on l’attend un peu plus longtemps. Elles admettent aussi des retouches pour « prévoir ce qui est arrivé hier[6] » : il s’agit alors de chercher dans le passé les événements qui permettront d’obéir à la thèse postulée. On prévoit ce que l’on trouvera demain dans le passé. Cette remise en cause de l’histoire comme d’un savoir frappé de fixité sera remis en cause tout au long de l’enseignement de Lacan. 

 

Cette critique du déterminisme historique a pour symétrique, en psychanalyse, l’approche postfreudienne. Les postfreudiens cherchent en effet dans le sujet « les stades prétendus organiques du développement individuel[7]» en fonction d’un savoir théorique préétabli dont ils disposent. Ces psychanalystes pensent pouvoir envisager l’avenir du sujet mais ils en sont tout aussi incapables que les historiens. 

Dans tous les cas, quand des historiens, des psychanalystes ou des analysants s’inscrivent dans une croyance sur l’histoire, ces croyances sont productrices d’idéaux, ayant forcément des effets sur l’histoire à venir. Ce fût le cas pour la sainte providence, pour le marxisme ou pour le positivisme. La lecture de l’histoire fait nécessairement, nous l’avons vu, « osciller les promesses du futur[8] » et une lecture définitive et certaine du sens de l’histoire est en fin de compte production d’un nouvel épos, d’une nouvelle fable qui permettra d’orienter la vie. Si le sujet dispose d’une liberté, elle passe par la façon dont il se représente le passé, dont il lui donne un sens, et cette représentation du passé produira nécessité pour l’avenir. Une vision d’un passé colmaté par le savoir produit un rapport à l’avenir tout aussi fermé. 

 

Enfin, que faire de la notion de « fixation » freudienne ? On peut penser que les fixations correspondent justement à des événements vécus par les sujets dans leur histoire. Pour Lacan, ce terme est à comprendre comme quelque chose de l’ordre du « stigmate historique[9] » ou–– du rapport particulier à un fait historique réel. L’historicité de la fixation tient au fait qu’elle consiste en une historisation primaire (inscription dans le corps) puis une historisation secondaire (symbolisation). Les postfreudiens défendent l’idée que les stades sont des passages obligés du développement psychique humain et que si des fixations se produisent, elles remettent en cause l’idéal d’un développement correct permettant l’accès final à l’amour génital. Le rôle de l’analyste serait de permettre la réadaptation du sujet pour lui permettre l’accès à cet idéal libidinal. Les stades sont perçus comme des temps de maturation ce qui tend à faire une analogie associant psychisme humain et la maturation biologique d’un organisme. Cela revient à considérer que l’histoire a une marche normale et que les sociétés devraient s’adapter à cette marche. 


 L’analogie avec une histoire naturelle est aussi remise en cause par Lacan : tout au cours de son enseignement, Lacan cherche à montrer que l’histoire naturelle des évolutions du vivant n’est pas de l’ordre de l’histoire. Elle s’appuie sur des formes physiques et non sur du sens, sauf à chercher du sens dans la nature et à s’inscrire dans une vision téléologique de cette dernière. La critique de l’histoire naturelle comme histoire est précisée dans « les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse[10] », dans lequel il dit que le sens commun dote les organes d’un destin utilitaire : l’œil semble s’être développé afin de voir, le cou de la girafe afin de manger les feuilles hautes, la peau du caméléon afin de se cacher du regard. Comme si la nature était programmée par finalisme adaptatif pour conduire les espèces à se développer en harmonie avec un but recherché. Lacan s’attaque à cette idée en séparant l’œil de la fonction unique qu’on lui prête, le regard. Il nie que « la fonction crée l’organe ». Il précise qu’un œil est un ensemble de « fonctions diverses qui se conjuguent » et que pour bien voir, il faut parfois regarder un peu à côté nous dit Lacan, évoquant le phénomène d’Arago. L’œil ne sert donc pas à bien voir la cible. Lacan oppose l’organe qu’est l’œil et le regard en expliquant que le regard ne se recoupe pas de la vision. L’œil n’est pas destiné à regarder et plus généralement, il n’y a pas de destin de l’organe. Un organe n’a pas de but et le but n’est pas atteint par l’organe. Lacan dit d’ailleurs que l’instinct est la façon dont l’organisme « se débrouille avec un organe[11] ». A rebours de l’idée selon laquelle la Nature fait bien les choses[12], qui fait que « nous nous émerveillons des soi-disant préadaptations de l’instinct », Lacan dit que « la merveille est que de son organe l’organisme fait quelque chose ». L’organisme use toujours de la meilleure manière possible l’organe, mais l’organe est toujours insatisfaisant dans ce qu’il peut permettre de faire, et dès lors qu’on attribue une fin à l’organe, il ne correspond plus assez à ce qu’on attendait de lui. Le mimétisme animal n’empêche pas d’être dévoré, le cou de la girafe ne permet pas toujours d’atteindre les feuilles, le phallus d’atteindre le « réel dans la visée du sexe[13] ». De la même façon, si l’œil doit servir à voir, il est insatisfaisant dans cette tâche : « ce que je regarde n’est jamais ce que je veux voir[14] ». Dans la dialectique de l’œil et du regard, il y a semble-t-il coïncidence mais ce n’est qu’un leurre. Nous sommes leurrés par les organes, qui nous semblent être faits pour quelque chose, mais dont l’usage est contingent et imparfait. Ainsi chez Lacan, pas d’harmonie à l’œuvre, ni entre l’Homme et la Nature ni chez l’Homme lui-même. Lacan travaille à souligner la schize, à produire de la division là où d’autres veulent trouver sens et significations au sein du monde, qu’elle soit d’origine divine ou naturelle. 

 

Dans les années 1950, l’histoire fait œuvre de discipline maîtresse dans le champ universitaire[15]. Si c’est la linguistique que Lacan met au cœur de son travail, l’histoire n’est pas en reste. On sait que Lacan a fréquenté les historiens de l’Ecole des Annales et qu’il participe à la rédaction de l’Encyclopédie française de Lucien Febvre en 1938[16]. Lacan indique dès le début de son enseignement les limites qui existent dans le rapport à la psychanalyse comme histoire. Il ne s’agit pas d’une limite à la métaphore psychanalyse-histoire en tant que telle. La psychanalyse est bien histoire, elle n’y ressemble pas seulement de façon analogique[17]. Ces limites sont celles qui existent à l’intérieur même de la discipline historique, que Lacan, toujours intéressé par les apports des disciplines extérieures, connaît bien. 


[1] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », op. cit., p. 260.
[2] Bossuet J.-B,, Œuvres, édition de l’abbé B. Vélat et Yvonne Champaillé, Paris, Gallimard, 1961.
[3] Marx K., Manifeste du parti communiste, 1848.
[4] Comte A., Catéchisme positiviste, 1852.
[5] Toynbee A., The Prospects of Western Civilization, New York, Columbia University Press, 1949.
[6] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », op. cit., p. 260.
[7] Ibid.
[8] Ibid., p. 256.
[9] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », op. cit., p. 261.
[10] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, Champ freudien, p. 65.
[11] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 94.
[12] On trouve une version radicale de cet émerveillement chez Bernardin de Saint-Pierre selon lequel, « les melons sont divisés par côtes et semblent destinés à être mangés en famille. » Études de la nature, ch. XI, sec. Harmonies végétales des plantes avec l'homme, 1784.
[13] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, ibid.[14] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, ibid. p. 95.
[15] Miller J.-A., « Le tout dernier Lacan », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de Paris, leçon n°3 du 29 novembre 2006, inédit.
[16] L’article « Famille » du volume VII : la vie mentale de L’Encyclopédie française, mars 1938 ; ou plus précisément Lacan J., « Les complexes familiaux dans la vie de l’individu », repris dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 23-84.
[17] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », op. cit., p. 263.