Le sens dans l’approche du symptôme dans les deux premières parties de Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse (1953) et dans Introduction à la version allemande des Ecrits (1975)
Le 27 novembre 1953, Lacan tient conférence à Rome où il propose une approche de la cure analytique fondée sur un retour à Freud. Le contenu de la conférence est retranscrite quelques années plus tard dans Ecrits, en 1966. On y lit un Lacan investi dans des luttes de pouvoir au sein du champ analytique français, usant le « style ironique d’une mise en question des fondements de cette discipline ». Lacan dit par exemple au cours de la conférence que « la lecture de Freud est préférable à celle de M. Fenichel ». Au cours de cette conférence, il expose une opposition entre deux approches intellectuelles. D’une part, une « rénovation en sa discipline des fondements qu’elle prend dans le langage », forte d’une lecture précise des textes de Freud et des apports scientifiques de son époque, notamment la linguistique ou l’ethnologie.
De l’autre, les tenants d’une ego-psychology représentant pour Lacan un dévoiement de la pratique analytique. Lacan durcira le ton dans la Chose freudienne ou sens du retour à Freud de 1955 où il cristallisera sa position en nommant ceux à qui il s’oppose l’adversaire.
Dans ce tournant des années 1950, Lacan propose une approche du symptôme fondée sur l’écoute de la parole de l’analysant et sur l’analyse du langage et de ses structures. Il remet en cause une approche plus théorique, où le sujet analysé doit passer sous les fourches caudines d’une observation qui doit coller avec un savoir préétabli. Dans un cas le sujet est pris dans sa singularité, au risque pour ce dernier de trancher avec les savoirs établis ; dans l’autre le sujet doit se plier à la théorie et entrer dans le tableau psychopathologique. Cependant, si l’approche par le sens permet de dire la singularité d’un symptôme, il semble patent qu’apparaissent un certain nombre de régularités dans l’observation des pathologies au cours des analyses, d’une forme de « typicité » des symptômes. En quelle mesure la psychanalyse peut-elle alors parler d’un réel sans pour autant remettre en cause l’approche laissant toute sa place à la singularité de chaque sujet ?
Nous chercherons à lire dans Champ et fonction de la parole du langage en psychanalyse la place laissée au sens dans l’approche du symptôme, en voyant dans la première partie comment la psychanalyse est pensée comme travail d’assomption de l’histoire du sujet par la parole et dans la seconde partie la façon dont l’inconscient fonctionne comme chiffrage et que l’analyse en tant que déchiffrage. Puis, par la lecture d’un texte plus tardif, l’Introduction à la version allemande des Ecrits (1975), nous verrons en quoi l’approche par le sens n’est pas suffisante pour saisir le réel.
I. La psychanalyse comme travail d’assomption de l’histoire dans la parole
Aux origines de l’analyse : la talking cure
Dans la première partie, Lacan remonte aux origines de la psychanalyse, lorsque Breuer réalise avec « Anna O. » ce qu’elle nomme la talking cure[1]. La mise en parole d’événements qu’Anna O. avait en tête débouche sur la levée de divers symptômes qui la faisait vivre dans la souffrance. Freud nous décrit ces symptômes : « contracture des extrémités droites avec anesthésie ; trouble du mouvement des yeux et perturbations multiples de la capacité visuelle ; difficulté à tenir la tête droite ; pendant plusieurs semaines, impossibilité de boire malgré une soif dévorante[2] » . Les événements racontés permettent la levée du symptôme. Ces événements sont décrits par Breuer et par Freud comme des « traumatismes ». Exprimer le traumatisme causant la levée du symptôme, il est alors intéressant de décrire le traumatisme comme cause du symptôme. Le traumatisme étant une expérience émotive et le symptôme un résidu d’expérience émotive. « Selon l’expression consacrée, les symptômes étaient déterminés par les scènes dont ils formaient les résidus mnésiques[3]. » Anna O. s’est souvenu, sous hypnose, d’un traumatisme vécu et le raconte. Ainsi peut-elle se remettre à boire après avoir raconté la scène du petit chien de sa gouvernante, qu’elle trouvait affreux et qui avait bu dans un verre dans sa chambre. Après avoir raconté la scène, le trouble disparut pour toujours. Le traumatisme est raconté, mais fait-il l’objet un souvenir, compte tenu de l’état hypnotique ? Ce n’est pas l’important pour Lacan, qui nous dit que ce qui compte est de voir que le traumatisme « passe dans le verbe ».
Donner un sens au symptôme
Le principe de la cure analytique est là : dans la mise en récit d’un passé, qui passe par la parole. Au cœur de la première partie de Champ et fonction de la parole et du langage en psychanalyse se trouve d’ailleurs l’idée que la psychanalyse se fonde sur la parole et notamment d’une parole ayant pour sujet le passé vécu du sujet. C’est ce que Lacan décrit comme la
« parole pleine », qu’il oppose à la « parole vide, où le sujet semble parler en vain de quelqu’un qui, lui ressemblerait-il à s’y méprendre, jamais ne se joindra à l’assomption de son désir[4] ». La parole vide est la parole de la plainte ou de la séduction, qui tourne autour du moi du sujet.
Face à cette parole vide, le psychanalyse doit savoir se taire et n’entendre que ce qui vaut la peine d’être entendu, utiliser ses oreilles « pour faire la détection de ce qui doit être entendu[5] ». Il ne doit pas réagir de façon systématique, au risque de faire l’analyse un simple moment de communication. La parole pleine, en revanche, est celle où l’on perçoit « l’anamnèse comme indice et ressort du progrès thérapeutique[6] ». La mise en récit du trauma peut se faire de façon hypnotique ou de façon vigile. Lacan compare la mise en récit hypnotique à un épos et la remémoration vigile comme un travail historique, au sens de la discipline historique. La forme épique comme la forme historique du travail produisent dans les deux cas la présentation du sujet comme gewesend, c’est-à-dire « étant celui qui a ainsi été » et l’état présent sujet comme le fruit d’une convergence des ayant-été. Si le sujet avait vécu autre chose, il serait aujourd’hui
« tout autrement[7] ». L’état actuel du sujet est perçu comme le fruit d’un passé, d’une de faits et de rencontres historiques qui détermine son symptôme. Le symptôme se trouve donc affublé d’un sens historique.
Parole vide et parole pleine
Au delà de la remémoration d’un passé traumatique, c’est aussi parce que la parole est dans l’interlocution qu’elle prend la forme d’un propos sur l’histoire. Le dispositif analytique, avec un divan, un analysant qui parle en s’adressant à un analyste qui en est l’interlocuteur, mais dont la propre parole se fait rare et bien souvent simple ponctuation, implique une continuité de la parole de l’analysant qui peut difficilement faire autrement que de tenir en fin de compte un discours de type historique. C’est bien parce que l’analyste parle peu, est limité dans ses interprétations que la parole pleine survient[8]. L’échange trop systématique produit de la communication et de la parole vide.
Le récit historique donne sens aux symptômes
Le travail analytique est un travail où le sujet réordonne[9] par la parole et en partie à son insu ses souvenirs. C’est un travail de remise en ordre des savoirs qui se fait par elle-même au cours de la mise en récit d’une vie adressée à l’analyste. Cette mise en ordre passe par l’attribution de sens aux événements passés. Le sens peut être plusieurs fois réattribué aux événements passés, que l’on peut mettre en lien avec la notion de durcharbeit, propre au travail psychanalytique. Mais au sein du discours surviendra le manque. Le discours continu buttera sur une difficulté. Lacan décrit ce « blanc » dans l’histoire comme l’inconscient. Ce blanc peut prendre différentes formes. Une absence de savoir liée à une absence de parole, « un chapitre censuré », un mensonge toujours répété pour voiler une incertitude ou un élément refoulé. Dans la nécessité de tenir le récit continu, le sujet fait alors face à un trou qu’il va chercher à combler. La solution au trou se situe dans le travail analytique, travail historique d’où émerge la vérité[10]. Lacan s’intéresse de façon approfondie à la question des sources, en faisant une longue comparaison entre travail de l’historien et travail analytique, notamment en ce qui concerne les sources. Le sujet s’intéresse tout d’abord au corporel comme l’historien s’inspire des monuments. Le corps est décrit comme noyau hystérique de la névrose. Autres sources :les souvenirs d’enfance, l’évolution sémantique, le style de vie, le caractère. Les traditions et légendes héroïsées qui portent l’histoire de l’analysant sont aussi une des sources de l’analyse. Enfin, dernier élément, toutes les traces qui permettront à l’analysant de remettre le « chapitre infidèle » à sa place. Ainsi le sens donné aux symptômes prend-il son contenu par le récit d’une existence, de rencontres, et de traumatismes.
La remise en cause des lois de l’histoire et de l’approche analytique postfreudienne
Comme dans la pratique historienne, on ne peut poser de sens unique sur le passé – ou alors faudrait-il que l’histoire fonctionne de façon nomologique. Certains ont cherché à penser l’histoire à sens unique : l’observation de cas historiques est l’occasion de créer une théorie historique dans lesquels l’ensemble des situations historiques doit pouvoir entrer. Si une situation historique ne répond pas à la théorie, c’est qu’elle se situe en dehors de la marche de l’histoire. Ainsi est-ce le cas de Bossuet, Marx ou encore de Comte. Lacan dit que sa comparaison entre histoire et psychanalyse est plus qu’une comparaison, qu’il s’agit d’une métaphore. La psychanalyse est autant une pratique historique que le symptôme est signifiant d’un refoulé. Poser un sens unique sur un événement passé revient à un poser un sens unique sur un traumatisme ou un symptôme, sans passage par la parole – par exemple, en l’associant à une fixation sur un stade libidinal. Les postfreudiens auxquels Lacan s’oppose perçoivent les stades comme des moments obligés du développement psychique humain et que si des fixations se produisent, elles remettent en cause l’idéal d’un développement permettant d’accéder à l’idéal d’un amour génital. L’événement historique existe donc en soi et est à trouver au delà de la parole de l’analysant. Pour Lacan, la fixation est quelque chose de l’ordre du « stigmate historique » : c’est un certain type de rapport à un fait historique, vécu au titre de l’historisation primaire mais aussi au titre d’une historisation secondaire, dans les effets imaginaires et symboliques que la fixation a produit, et qui évoluent en se renouvelant au cours du temps.
Toutefois, si ces théories à sens unique ne permettent de connaître ni le passé, ni l’avenir, elles sont productrices d’effets (imprévisibles) sur l’à-venir. Car avoir une certitude quant à une conjecture historique ou quant à son symptôme produit des effets sur le symptôme – et peut conduire à sa levée comme à sa cristallisation. C’est pour cela qu’en analyse, c’est de la parole de l’analysant que peut surgir une vérité sur le symptôme et non de la suggestion d’un analyste.
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Après avoir vu comment la parole historique était au cœur de la pratique analytique et qu’elle était l’occasion de donner du sens aux symptômes par le passé, Lacan décrit dans un second temps la façon dont le symptôme fonctionne comme symbole voué à être déchiffré. Il présente d’ailleurs le symptôme comme une des sources du travail historique où la vérité pourra être trouvée : « ceci est mon corps, […], le noyau hystérique de la névrose où le symptôme hystérique montre la structure d’un langage et se déchiffre comme une inscription[11] ». Comment fonctionne le déchiffrage en analyse ? C’est ce que nous chercherons à trouver dans la deuxième partie du texte, intitulée Symbole et langage comme structure et limite du champ psychanalytique.
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II. La psychanalyse comme déchiffrage symbolique
Les formations de l’inconscient comme langages emprisonnant un sens
Lacan décrit les formations de l’inconscient comme des langages porteurs d’un sens à déchiffrer. Lacan écrit que Freud dit que le rêve a « la structure d’une phrase » ou « d’un rébus », qu’il est « écriture » qui « reproduit l’emploi phonétique et symbolique […] des éléments signifiants ». S’il est écriture, c’est qu’il est déchiffrable, qu’on peut le lire, qu’on peut y lire un sens. Un sens est emprisonné dans le texte formé par le rêve. Mais Lacan dit que lorsque l’on déchiffre le rêve, on déchiffre « l’instrument ». Ce qui est « important » dans le rêve est sa rhétorique. Une longue énumération de figures de style, de l’ellipse à la synecdoque est proposée. Dans ces figures se situe une intention dans le discours onirique du sujet, qu’il s’agisse de montrer, de cacher, de démontrer, de persuader, de séduire… Aussi, dit Lacan, chez
Freud, les formations de l’inconscient (lapsus, actes manqués…) fonctionnent comme des langages ou des discours à déchiffrer, qui veulent dire quelque chose : « le désir[12] ». Le « bon entendeur » y trouvera « son salut ».
C’est la même chose pour le symptôme. « Il est tout à fait clair que le symptôme se résout tout entier dans une analyse de langage, parce qu’il est lui-même structuré comme un langage ». Il est ajouté que le c’est un langage qui emprisonne une parole, qui doit être « délivrée ». Ainsi, par la parole, le sens du symptôme prendra forme. En quoi consiste ce travail de délivrance du sens emprisonné ? Tout d’abord est-il nécessaire de prendre en compte que le symptôme, selon Freud, est constitué par un double sens. Ce double sens participe d’un conflit, qu’il symbolise ; conflit qui existe dans le passé comme dans le présent13. Conflit entre un désir profond et une censure, que Freud pense morale. La lignée symbolique est observable dans « le texte des associations libres », dans les points de croisement entre les « nœuds de la structure » et les « formes verbales ».
Le symptôme a ainsi un sens caché : celui qui chiffre un conflit entre un désir et sa censure.
Le mépris pour le déchiffrage symbolique
Après des considérations sur l’importance du mot d’esprit pour comprendre le sens de la vérité en psychanalyse, Lacan décrit le mépris pour la « recherche sur la langue des symboles » visible dans le contenu des publications psychanalytique d’avant et d’après la
Grande guerre. Ces travaux manifestent une « chute pour l’esprit » dès lors que leurs discours ne tolèrent pas le jeu de mots et attendent une « vérité qui s’explique ». Il s’agit pour Lacan « d’un changement d’objet » de la psychanalyse qui a alors de plus en plus pour but « la communication » et la réalisation d’objectifs nouveaux et une volonté de surmonter des bilans « moroses » ou considérés comme trop insuffisants.
En effet, la période de la Première guerre mondiale est une période historique où la psychiatrie et psychanalyse sont appelées par le pouvoir politique à travailler sur les névroses et traumatismes psychiques de guerre. Freud constate que les névroses de guerre ne sont pas le fruit de conflits psychiques, mais de traumatismes bien réels. Ces observations seront l’occasion pour lui de retravailler toute sa théorie pour mettre en place une nouvelle topique, qui s’axera sur une théorie des pulsions, nouvelle topique qu’il indiquera cependant comme mythique et heuristique. Forts de la lecture de la seconde topique, toute une génération de psychanalystes effectuent un glissement dans l’approche analytique : le symptôme a moins à être lu, il convient davantage pour l’analyste de comprendre le pulsionnel qui se cache derrière le discours. Le symptôme perd son sens équivoque et renouvelable – par la mise en récit historique – pour gagner un sens univoque – comme en sciences. Une approche plus scientiste remet en cause ainsi les fondements de la pratique analytique.
Le sens de la parole n’est jamais épuisé
Dans cette approche, le « sens de la parole » de l’analysant (ou le « sens du sens » comme Lacan l’appelle par ailleurs) est épuisé. La parole pose un sens, qui se voit verrouillé : le sens posé est définitif, d’où épuisement et mise à sec de la parole. Plus rien ne semble s’en échapper. L’analyste interprète la parole pour de bon. Le nouveau discours psychologique se soumet aux exigences de la science : c’est le rôle de la science que de tenir un discours clôt ne laissant aucune équivoque sur le sens de ce qui a été vu. Dans cette approche analytique qui méprise le chiffrage symbolique, le symptôme est le sens d’une réalité pulsionnelle, de fixations, de développements libidinaux et de résistances. Le travail analytique tient moins au déchiffrage qu’à l’attribution, par observation, d’un sens unique à un symptôme. La parole de l’analysant est plus vue comme preuve d’une réadaptation libidinale que comme un durcharbeit sur le sens.
Or, comme nous l’avons vu dans la première partie, le sens n’est jamais définitif. Une vérité n’est jamais définitive car le signifiant échappe toujours au signifié. Il y a toujours plus que ce qui est dit dans ce qui est dit. Et ainsi, le sens pourra toujours être reprécisé en fonction de ce qui a échappé au sens initial. En fait, dit Lacan, seul l’acte engendrant la parole peut épuiser le sens de la parole. Comment peut-on comprendre cette formulation ? Peut-être fait-il allusion à la cause de la parole, au réel qui fait que la parole vient au jour auquel on pourrait attribuer un sens unique. Mais la parole en elle-même, au delà de l’acte de la parole, est équivoque et supporte une diversité de sens. C’est pour cela qu’en psychanalyse, dit Lacan, le seul moyen pour faire retour sur sa parole, c’est de se laisser pousser dans l’action de parler, de laisser le flux de la parole continu[13].
Lacan voit la loi du langage comme la loi de l’homme : il met en lien la parole avec le don. L’homme a toujours donné. Le don remonte même plus anciennement chez d’autres espèces comme les hirondelles de mer. L’aspect symbolique est au cœur du don comme de celui de la parole. Toute parole et tout don symbolisent autre chose que ce qu’ils disent directement (le sens n’en est pas épuisé).
« Ces dons sont déjà symboles en ceci que symbole peut dire pacte[14] ». Un symbole correspond à un pacte entre signifiant et signifié. Chez les Argonautes, le signifié est don d’un objet inutile comme « un vase fait pour être vide » ou un « bouclier trop lourd pour être porté » mais il est signifiant de quelque chose, comme une alliance. Lacan invite à différencier le poids de la consistance de l’objet (un vase lourd), le poids de l’usage de l’objet (un vase inutile), et le poids du sens de l’objet (un vase qui signifie quelque chose) . Le rapport symbolique est un rapport indirect entre signifiant et signifié. Le sens, dans le symbolique, n’est jamais univoque.
Lacan s’oppose à une vision comportementaliste du symbole, qu’il trouve chez Jules Massermann, futur président de l’Association psychiatrique américaine pour qui le rapport entre signifiant et signifié est le fruit d’un apprentissage ou d’un dressage, qui fait du symbole un signe pour le sujet. Signifiant et signifié trouvent ainsi unité au sein d’une « idée-symbole ». Massermann dit avoir apporté preuve scientifique par un dispositif expérimental : un individu a appris à contracter sa pupille hors lumière en ayant habitué son œil à se contracter face à une lumière vive et usage du mot contract. Preuve que Lacan réfute en montrant que le dispositif expérimental se fonde sur une mauvaise connaissance de ce qu’est, d’un point de vue linguistique, un mot.
Plus encore que l’objet symbolique du don, le mot de par son être évanouissant, correspond à ce qu’est un symbole. « Le mot est le meurtre de la chose », par « une présence faite d’absence ». Freud montre que l’absence de la chose, chez l’enfant, est l’occasion d’une nomination. Le mot symbolise la chose et peut aller jusqu’au concept, qui symbolise dans la permanence et la durée.
Et le monde des mots crée le monde des choses : l’homme parle parce que le symbole a fait ce qu’il est devenu. Lacan dit que « c’est le verbe qui était au commencement et nous vivons dans sa création ». En effet, le petit enfant, quand il vient au monde, arrive dans un monde de langage et de paroles. On parle de lui, on le nomme, il s’inscrit dans un contexte humain et symbolique où il est parlé avant même de parler lui-même. « La vie des groupes naturels qui constituent la communauté est soumise aux règles de l’alliance ». L’enfant est inscrit dans des relations sociales comme fils, neveu, petit-fils… Ces noms de parentés dépend d’une loi impérative en ses formes mais « inconsciente en sa structure ». Puis l’action de son esprit renouvelle sans cesse la parole qui le traverse, par la répétition des structures symboliques. Le sujet participe de façon inconsciente au mouvement des structures de l’alliance et il les respecte librement tout en se croyant libre de ne pas les respecter.
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Le symptôme est de nature symbolique : il est le signifiant d’un refoulé. A ce titre, il ne peut être remis en cause que par la saisie du sens qu’il porte en lui. L’attribution du sens au cours de l’analyse ne se fait pas de façon arbitraire, elle s’appuie sur un véritable chiffrage porté par le symptôme, fondé en réalité. Mais l’attribution du sens se fait aussi en fonction de quelque chose qui existe chez le sujet. Il existe un sens au sens attribué aux événements vécus. C’est ce que Lacan évoque dans la Préface à la version allemande des Ecrits, de 1975.
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III. Le réel au delà du sens
En 1975, dans la Préface à l’édition allemande des écrits, la question du « sens du sens », déjà présente dans la Conférence de Rome 22 ans plus tôt, revient.
Le tonneau qui fuit
Lacan commence par dire que le sens du sens, pour les universitaires, les savants et les scientifiques, c’est d’avoir la réponse. Il s’agit de faire en sorte que le sens donné serve de clôture et que plus rien ne s’en échappe, que le sens d’une parole soit épuisé, que le signifié corresponde totalement au signifiant. Ce qui est impossible, nous l’avons vu plus haut.
Pourtant, pour Lacan, tout discours (tout ensemble de parole porteuse de sens) a des fuites. Quelque chose s’en échappe : c’est ce qui donne son sens au discours. Le discours est présenté comme un tonneau fuyant. Le tonneau-discours cherche à enserrer le savoir en ses cercles (permettre la clôture), mais le tonneau ne peut pas ne pas fuir. Autrement dit, tout discours, y compris les discours de savoir les plus doctes, laissent échapper quelque chose, auquel l’on peut dès lors attribuer un sens. Avoir, par un discours, donné un certain sens à quelque chose a du sens. Avoir eu telle ou telle approche de son histoire ou de son symptôme – pour ce qui nous intéresse – a un sens.
La notion de fuite est associée à une idée d’« effet incalculable ». Ce qui échappe – à l’insu du locuteur – du discours a un sens qui produit des effets, mais on ne peut pas savoir quel effet le sens aura. On pourra seulement s’en rendre compte après coup. Et donc éventuellement redonner du sens, après coup, à l’effet. Ainsi, le discours ce qui échappe à l’universitaire, dans son propre discours, a des effets incalculables. De même, en analyse, l’analysant donne du sens à son histoire. Mais de ce qu’il donne tel ou tel sens à telle ou telle partie de son histoire, il fuit quelque chose, qui n’est pas sans sens et qui a des effets incalculables. Cette notion d’incalculable peut être mise en lien avec la phrase de Lacan qui signale que l’idéal donne des effets sur l’à-venir[15]. Si les conséquences sont nécessaires, elles sont cependant incertaines et plus – on ne peut pas les calculer. Savoir le sens ne permet pas la prédiction.
Mais il y a ainsi quelque chose d’insensé, à laquelle on ne peut donner de sens, que l’on ne peut pas dire. C’est le rapport sexuel. Le sexe ne peut être chiffré et symbolisé. Il est de l’ordre d’un réel. Ce réel est en intrusion dans le reste du réel. On ne peut le nommer.
Les différents discours et ce qui en fuit
La science ne peut admettre ou comprendre ce fait car n’est pas de son ressort. Elle veut du réel et du prédictif. Elle veut savoir où les particules se déplaceront dans l’espace, elle veut pouvoir localiser le mouvement des sphères dans l’univers. Elle ne veut donc pas de sens. Fabriquer des tonneaux pour enserrer et boucher les trous est réussi par la science. Car la science ne travaille pas à partir du sens. Néanmoins, à cause du rapport sexuel, il y a fuite et la science produit quand même quelque chose, elle produit de l’objet a. Car si la science ne produit pas de sens, il y a du sens à faire de la science.
Le discours politique travaille sur la production de sens mais laisse des trous et des fuites, que la métaphysique cherche à boucher. C’est d’ailleurs toujours « le bon sens » ou « le sens critique » qui travaillent en politique, pour faire la loi ou pour la contester.
Au sujet du discours universitaire, Lacan dit qu’il produit parfois du mot d’esprit, ce qui lui fait peur. L’universitaire veut produire du discours univoque, mais travaillant à partir de symbole, il ne peut être dans l’univoque, ce qui lui pose problème.
Le discours analytique devrait ex-sister des autres discours. Au lieu de ça, les psychanalystes cherchent appui sur le sens de ces discours pour tenir leur propre discours, qui est très fuyant. Lacan les invite, en 1975, à s’appuyer sur un solide, celui du « signe ». Il dit que s’il faut chercher quelque chose d’intéressant pour l’analyste chez Freud c’est qu’il ait été sujet du discours hystérique. Ce n’est pas son discours de médecin qui compte. Ce qui intéresse l’analyste, c’est de dire le Freud porteur d’un discours où le manque était objet de son désir. Un analyste doit lire Freud avec les yeux d’un analyste, en analysant la position de discours de Freud, pas en tant que maître.
Du sens vers la jouissance
Pour dépasser le sens, pour chercher à attraper quelque chose du réel, il faut changer d’orientation. Cette autre orientation est pour Lacan, en 1975, celle de la jouissance.
Si « l’inconscient est un savoir qu’il ne s’agit que de déchiffrer puisqu’il consiste dans un chiffrage », Lacan pose la question du rôle du chiffrage. « A quoi sert le chiffrage ? » demande-t-il ? A rien. Il ne sert à rien. Mais « hors ce qui sert, il y a le jouir ». Ou alors, peuton dire, le chiffrage sert à jouir, à permettre une satisfaction. Lacan va plus loin en disant que le chiffrage est la jouissance sexuelle ». Ainsi, étant jouissance sexuelle à proprement parler, le chiffrage comme la jouissance sexuelle sont ce qui n’est pas chiffré. Ce qui ne peut donc se déchiffrer, ce qui ne peut être dit de façon symbolique, ce dont on ne peut ne faire rapport. On ne peut chiffrer le fait du chiffrage comme on ne peut chiffrer la jouissance sexuelle. Et le rapport sexuel n’est jamais autre chose, pour le langage, qu’une « chicane infinie ». Aussi, comme les autres formations de l’inconscient, le symptôme est chiffrage de quelque chose pouvant être déchiffré, mais qui est l’occasion d’une jouissance. Un sens peut être donné au symptôme mais quelque chose du symptôme ne peut être dit par la parole ou par l’histoire.
Vers une approche plus scientifique au delà du sens ?
On pourrait alors être tenté de fonder la psychanalyse sur une approche plus scientifique : il ne s’agirait plus seulement de poser du sens à des symptômes par la parole historiée. En quoi pourrait consister cette approche plus scientifique ? Lacan dit le discours analytique est né à une période où la recherche psychopathologique avait déjà mis en lumière l’existence de symptômes typiques. Le discours analytique peut-il, par son apparition, éclairer les découvertes de la psychiatrie ?
Lacan dit qu’un type clinique correspond à une structure. C’est certain pour le discours hystérique, qui est soutenu par une structure bien repérée : dans le discours de l’hystérique, le manque est pris comme objet. Le discours scientifique correspond d’ailleurs à une structure de type hystérique. La mise au jour de la structure hystérique n’implique rien du point de vue du sens car il n’y a pas de sens commun à deux hystériques. De même, le sens du discours d’un obsessionnel est inutile pour comprendre celui d’un autre obsessionnel. Aussi, la parole des patients est-elle toujours nécessaire pour la délivrance du sens.
Mais pour rendre l’analyse transmissible – lui donner valeur de science – faudrait-il lui faire prendre une voie qui transcende le sens. Cela ne peut pas correspondre à du sens car la diversité des sens portés par la parole est infinie. Cette voie procède de supposer trois sujets : celui du « chiffrage », celui du « savoir inconscient », celui du « sujet supposé savoir ». Lacan rappelle que le transfert, c’est de l’amour et plus précisément « de l’amour qui s’adresse au savoir » (au savoir inconscient). Ce qui n’est pas à confondre avec un désir de savoir (Wisstrieb) car la pulsion de savoir n’existe pas, selon Lacan, il n’y a que passion de l’ignorance. C’est l’amour de transfert qui permet d’entrer dans l’analyse, dans l’abandon d’une identité aliénante au profit du surgissement de la vérité, par l’histoire. Encore faut-il que l’amour de transfert s’adresse au savoir et qu’il ne soit pas une simple demande d’amour à la personne de l’analyste.
Lacan dit que les analystes, en 1975, n’ont pas encore compris que ce qui permet l’entrée dans la matrice du discours n’est pas le sens mais le signe (il y voit une preuve de leur passion de l’ignorance). Le sens des interprétations des analystes ont certes des effets mais ces effets sont incalculables donc il n’y a aucune certitude que ce sens soit vrai. Le psychanalyste ne peut jamais être dans la prédiction des effets du sens d’une interprétation. Tout sens aura de toute manière des effets. Le sens ne permet pas de comprendre la matrice du discours. Au delà du sens, pour trouver le réel, il faudra bien la présence de l’analyste pour percevoir ce qu’il y a de réel, ce qu’il y a de jouissance dans l’emploi de tel ou de tel signifiant chez l’analysant. Mais alors, il ne s’agit plus d’un travail de déchiffrement du sens.
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Aux diverses formations de l’inconscient, comme le symptôme, peut-on attribuer du sens qui prendra la forme d’une vérité pour le sujet qui aura su assumer son histoire ; mais au delà du sens, il existe quelque chose de l’ordre de la jouissance, qui ne peut s’écrire, faire l’objet d’un récit ou d’une mise en sens.
C’est d’ailleurs la jouissance qui fait que tel ou tel sens est choisi, que tel ou tel discours producteur de sens est suivi (le discours scientifique, politique ou universitaire correspondent à une forme de jouissance) ou qu’un certain type de langue est employé par le sujet parlant.
Ainsi, quand un sujet raconte son histoire d’une façon singulière peut-on y lire la structure symptomatique de quelque chose d’autre, de l’ordre de la jouissance ? Selon quelle armature le choix des mots employés pour décrire son passé se fait-il ? De façon plus générale, et en lien avec notre mémoire de M1, dans l’acception lacanienne, où peut-on situer le discours des historiens, à mi-chemin entre discours scientifique, universitaire et politique ? Le texte de
Lacan ouvre la perspective plus qu’il n’apporte de réponse. Aussi laisserons-nous la question en suspens pour le moment.
[1] Sigmund Freud, Etudes sur l’hystérie, 1895.
[2] Sigmund Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse, 1910, première leçon.
[3] Ibid.
[4] Jacques Lacan, Champ et fonction de la parole et du langage en psychanalyse, Points seuil essais poche, p. 252.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Ibid., p. 254.
[8] « C’est sur le fondement de cette interlocution […] que le sens se délivre pour nous de ce que Freud exige comme restitution de la continuité dans les motivations du sujet. L’examen opérationnel de cet objectif nous montre en effet qu’il ne se satisfait que dans la continuité intersubjective du discours où se constitue ainsi l’histoire du sujet », Jacques Lacan, Champ et fonction de la parole et du langage en psychanalyse, Points seuil essais poche, p. 256.
[9] « C’est l’effet d’une parole pleine de réordonner les contingences passées en leur donnant le sens des nécessités à venir », Ibid. p. 254.
[10] « L’inconscient est ce chapitre de mon histoire qui est marqué par un blanc. […] Mais la vérité peut être retrouvée ; le plus souvent déjà elle est écrite ailleurs », ibid. p. 257.
[11] Ibid, p. 257.
[12] « Sans doute a-t-il posé en règle qu’il faut y rechercher toujours l’expression d’un désir. », ibid. p. 266. 13 « …double sens, symbole d’un conflit défunt par delà sa fonction dans un conflit présent non moins symbolique », ibid. p. 267.
[13] Jacques Lacan, Préface à l’édition allemande des Essais, 1975.
[14] Jacques Lacan, Champ et fonction de la parole et du langage en psychanalyse, Points seuil essais poche, p. 270.
[15] « Si leur rôle donc est assez mince pour le progrès scientifique, leur intérêt pourtant se situe ailleurs : il est dans leur rôle d’idéaux qui est considérable. », ibid. p. 259.