La lecture lacanienne de l’agressivité  (2/3)

1. Le projet lacanien 

Dans une intervention de 1948, reproduite de façon textuelle dans le texte « L’agressivité en psychanalyse » des Ecrits publié en 1966, Lacan pose la question de l’agressivité dans l’approche psychanalytique.  Son projet est celui d’une approche scientifique et objectivante de la notion d’agressivité. 

Tout comme la notion psychanalytique de « pulsion de mort », l’agressivité s’origine dans une problématique biologique. Lacan montre comment le corpus intellectuel freudien sur lequel s'appuie la psychanalyse bute sur les notions. 

La difficulté intellectuelle se situe au niveau de la notion de « tendance mortifère » des êtres vivants qui sont « pour-la-mort ». Comment les organismes vivants et notamment les organismes humains peuvent-ils porter en eux le germe de la mort : la leur comme celle des autres ? La question de l'agressivité pose le même problème. 

Lacan rappelle que la notion d’agressivité est au cœur des recherches des comportementalistes et de cures « psychodramatiques » en vogue à l’époque et souhaite montrer la différence de son approche.  

Pour cela, Lacan rappelle que la psychanalyse ne se réalise que dans la communication verbale et la saisie dialectique du sens, là où un « sujet se manifeste comme tel à l’intention d’un autre[5]. » Là où les approches behavioristes, notamment nord-américaines, cherchent à trouver la réalité derrière les mots du sujet, l’approche de la psychanalyse, par le sens, implique le sujet : la subjectivité n’a pas à être remise en cause, elle est au contraire au cœur de la pratique, qui en appelle au sujet en tant que tel.

 

2. Une intention associée à des images identificatoires 

Lacan décrit l’agressivité comme une intention, associée à des images. « La pression intentionnelle » est « éprouvée » dans l’expérience analytique. Lacan fait une liste des situations dans laquelle cette pression est ressentie : ratés de l’action, aveu des fantasmes, vie onirique, modulation revendicatrice du discours (« ses suspensions, ses hésitations, ses inflexions et ses lapsus[6] »),  inexactitudes du récit, retards aux séances, absences calculées, reproches, réactions de colère… 

Par ailleurs, les analystes constatent la présence d'images récurrentes dans les cures au cours desquelles les sujets parlent. Lacan dit que les images sont des phénomènes mentaux qui ont une fonction formative dans le sujet et qui lui permettent de se constituer. Ces images déterminent des inflexions et des variations de ces matrices qu’on appelle « les instincts ». Il est pour ainsi dire « d’instinct » que des images se constituent chez les sujets et que ces instincts soient nuancés par les images.

Parmi ces images récurrentes, on peut en repérer de particulières qui sont les « imagos du corps morcelé » : images de castration, d’éviration, de mutilation, de dislocation… On constate que chaque sujet porte en lui ces images et la cure analytique permet que ces images s’expriment. Ces images du corps morcelé transparaissent dans différentes pratiques humaines : quand les enfants jouent à démantibuler les poupées, à crever le ventre ou à couper la tête. Dans l’art, avec les organes oraux et les cloaques présentés dans l’œuvre d’un Jérôme Bosch. Dans les rêves, peuplés de ces imagos. Enfin, dans des pratiques culturelles et sociales qui montrent un rapport particulier de l’homme à son propre corps comme les coupures de la circoncision, les aiguilles du tatouage et jusqu’aux différentes modes auxquelles le corps est soumis. 

D’où  viennent ces images ? Ce sont les procès d’identification, qui dans la résolution de l’Œdipe, produisent ces "imagos" du corps morcelé. 

 3. Usage de l’agressivité dans la cure analytique 

Contrairement à ce que l’on attend habituellement dans une pratique de communication, Lacan nous dit que la pratique analytique n’a pas pour rôle de faire disparaître l’agressivité : la psychanalyse n'est pas "un ailleurs de l’agressivité". L’agressivité est d’ailleurs toujours présente dans la relation analytique. Si l’analyste est taiseux, c’est pour éviter l’appel de l’analysant qui veut impliquer son analyste dans son mal, tout en le jugeant incapable de le porter. Lacan imite la parole de l’analysant : « Prends sur toi, nous dit-on, ce mal qui pèse sur mes épaules : mais tel que je te vois repu, rassis et confortable, tu ne peux pas être digne de le porter[7]. » Le psychanalyste met en jeu l’agressivité de l’analysant à son endroit, le transfert négatif, afin que le sujet puisse se juger seul capable de se libérer, par lui-même. 

Lors du transfert négatif est projeté sur l’analyste un imago archaïque par effet de « subduction symbolique ». Ce transfert d’image transforme la conduite de l’analysant. Lacan décrit ainsi la cure comme une sorte de « paranoïa dirigée » où s’opère la projection des « mauvais objets internes » sur la personne de l’analyste. 

L’identification archaïque avait intégré au sujet une imago. Cette identification lui a fourni une permanence dans l’inconscient (que Lacan décrit comme « plan de surdétermination symbolique »). Cette imago, refoulée, produit une personnalité particulière, « excluant du contrôle du moi » telle fonction corporelle.  Les aléas de la cure peuvent réactualiser l’imago et provoquer l’intention agressive. 

Chez les hystériques, le mécanisme est simple : Lacan prend un exemple en racontant qu’une jeune fille hystérique l’avait identifié d’une imago, celle de son père, qui avait fait l’objet d’une carence dans son existence. Elle s’était alors trouvée guérie de son symptôme, tout en gardant une imago négative du père (« la passion morbide avait été conservée »). Chez les obsessionnels, en revanche, l’intention agressive ne surgit pas car la structure même a pour rôle de cacher l’intention agressive, de façon défensive.   

Ce que l’analyste cherche à éviter dans l’agressivité, c’est la « réaction thérapeutique négative », quand le « moi » du sujet, en tant que noyau de la conscience opaque à la réflexion, fondé sur une certaine idée du psychanalyste se complaît dans l’opposition, le mensonge, l’ostentation, voire qu’il prenne l’analyste en haine… 
 

4. Agressivité et identification primaire 

 L’identification narcissique  permet à Lacan de rendre compte  de la place de l’agressivité chez un sujet. L’identification narcissique, associée à une libido, détermine la structure du moi de l’homme et de son rapport au monde.  

La réaction agressive peut prendre des formes diverses : actes explosifs sous toutes leurs formes « à travers toute la gamme des belligérances » et démonstrations agressives liées à l’interprétation (lorsqu’est attribuée aux objets extérieurs nocivité, vénénosité, maléfice, intrusion physique, vol de secret, viol de l’intimité, préjudice, espionnage, dommage et exploitation….). Quel est le caractère commun à ces sentiments de persécution ? Janet a montré que les sentiments de persécution étaient liés à des conduites sociales. Lacan veut aller plus loin en montrant qu’ils se constituent par une stagnation d’un moment, comme lorsque des acteurs s’arrêtent, à l’arrêt du tournage d’un film. Cette stagnation ressemble à la structure de la connaissance humaine : le « moi » et les objets prennent forme permanente, forme d’entité, de « choses ». Cette stagnation est différente des gestalts des lignes du désir animal en raison de leur caractère de fixation. Il y a rupture discordante entre l’organisme de l’homme, marqué par sa mobilité, et son monde intérieur marqué par la stagnation imaginaire.  

L’enfant du premier âge, autour d’environ 8 mois, alors que son appareil moteur n’est pas encore complet, se réfère à son semblable qu’il capte sur le plan spéculaire, reproduisant ses gestes de façon imparfaite. C’est un âge où le petit frappe l’autre. 

S’agit-il simplement d’une manifestation ludique de l’exercice des forces, d’une subordination des postures toniques à la relation sociale ? Les deux certainement, mais Lacan souligne d’abord l’idée d’une anticipation, sur le plan mental, de l’unité fonctionnelle du corps. Il s’agit d’une première captation par l’image et du premier moment de la dialectique des identifications, que Lacan appelle « stade du miroir ». En découle une imago de la forme humaine qui se constitue durant tout l’âge situé entre 6 mois et 2 ans et demi. La réaction de prestance et de parade se constitue dans l’identification à l’autre.   

Mais on constate chez le petit enfant une indifférenciation entre le sujet (luimême) et les objets vus : l’enfant qui bat dit avoir été battu, celui qui voit l’autre tomber pleure. Il y a « ambivalence structurale[8] » entre « l’esclave et le despote », « l’acteur et le spectateur », le séduit et le séducteur. Il y a un rapport érotique où l’individu humain se fixe à une image de lui-même, qui l’aliène. S’en suit une organisation, le moi. C’est en rappelant cette constitution ambivalente de l’image, qu’on peut comprendre la nature de l’agressivité : une tension conflictuelle interne au sujet se cristallise. L’image du sujet se constitue à partir des images externes. 

Le désir pour l’objet du désir de l’autre s’éveille provoquant une concurrence agressive avec l’autre pour l’objet. L’enfant se projette dans l’objet vu. Le moi de l’homme ne se limite pas à son identité vécue : je est toujours, aussi, un autre. Dans « les revers de l’infériorité », quand le sujet bute sur quelque chose, quand il fait face à un échec, le sujet se nie dans ce qui lui arrive, chargeant l’autre de la cause. C’est la structure paranoïaque du moi, qui attribue à l’autre une intention agressive[9]. C’est par le processus inconscient d’association que se constituent les « mauvais objets internes », correspondant aux diverses imagos s’étant constituées chez l’enfant. Une situation d’infériorité peut faire vaciller l’imago de l’identification originelle et conduire au morcellement et à la position dépressive. Le nœud central de l’agressivité donc est ambivalent : l’intention agressive du sujet se combine avec l’attribution d’une agressivité venue de l’extérieur. Le sujet agressif se sent agressé. 

             

5. Agressivité et Œdipe 

 

Après l’identification primaire, l’Œdipe consiste en une sublimation de l’agressivité, un « remaniement identificatoire du sujet ». L’ « identification secondaire » (selon les mots de Freud) correspond à l’introjection de l’imago du parent de même sexe, donnée par le surgissement libidinal.  Là où l’identification primaire avait produit agressivité, là où le sujet rivalisait avec les autres comme avec lui-même, l’agressivité se trouve transcendée, d’où la production de sentiments de l’ordre du respect devant l’autre. L’ « idéal du moi », liée à l’imago du père, se forme, avec sa fonction pacifiante, respectant la normativité culturelle. C’est aussi dans cette sublimation que se forme le surmoi. L’oppression insensée du surmoi est à la racine des impératifs de la conscience morale. La passion d’imprimer dans la réalité son image est le fondement des « médiations rationnelles de la volonté[10] ». 

 

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La lecture de Lacan nous fait voir comment les deux temps de l’identification ont un effet sur l’intention agressive, par la constitution d’images : imagos des mauvais objets internes, imago du corps morcelé, imago de la mère …  Ces images sont à la fois le support de l’intention agressive tout comme elles conduisent à une sublimation de l’agressivité, à une pacification, notamment par le passage au symbolique, au surmoi et à l’idéal du moi. 

Dans le cas des as-if d’Helene Deutsch, l’identification ne s’est pas faite aux objets et il n’y a pas eu constitution d’imagos pérennes. L’agressivité est donc réduite, de par l’absence des imagos soutenant l’intention agressive. De plus, l’absence de constitution du surmoi implique une absence de volonté à laisser sa marque. Voilà pourquoi les patientes d’Helene Deutsch semblent ne pas avoir de volonté. Dans le cas des as-if, l’agressivité s’efface. En revanche, un autre équilibre est trouvé, dans l’adaptation directe et mimétique à la société. Le as-if va bien quand il est mis dans une foule dans laquelle il peut s’identifier.  Cela nous invite à interroger la façon dont le désir doit prendre place dans la société.

[5] J. LACAN, « L’agressivité en psychanalyse », in Ecrits, 1948, page 102.
[6] Ibid., page 103.
[7] J. LACAN, « L’agressivité en psychanalyse », in Ecrits, 1948, page 107.
[8] J. LACAN, « L’agressivité en psychanalyse », in Ecrits, 1948, page 113.
[9] Ainsi, dans une série d’états de la personnalité liés à la paranoïa, la tendance agressive est fondamentale. Lacan a montré qu’il y a parallélisme entre agressivité, genèse mentale et délire symptomatique. Par exemple, c’est l’agressivité qui dans la paranoïa d’autopunition met un terme au délire.   
[10] J. LACAN, « L’agressivité en psychanalyse », in Ecrits, 1948, page 116.